Design et accessibilité – avec Ludovic Evelin
Conversation entre designers sur l'accessibilité, l'impact social et les futures générations
Ludovic est le deuxième designer que je reçois dans mes interviews, et c’est aussi la rencontre d’un allié. L’occasion de dire avec d’autres mots que les miens ce que signifie être designer en accessibilité en dehors des grandes entreprises, et l’impact que ce travail peut avoir à la fois sur nos métiers et sur la société.
Pendant notre conversation, Ludovic m’a parlé de son handicap et ses impacts au quotidien, de son parcours de designer engagé pour l’accessibilité numérique, et de son rôle d’enseignant auprès de nouvelles générations de créatifs. Trois facettes d’un même engagement, guidé par le souci de rendre le design plus juste et plus inclusif.

Vivre avec un spina bifida
Peux-tu me parler de ton handicap ?
J'ai une maladie congénitale à l’origine un peu inconnue qui s'appelle un spina bifida. C’est une maladie neurologique, je suis né avec un myéloméningocèle, c'est-à-dire une hernie dans le bas du dos, dans laquelle s'échappait du liquide céphalo-rachidien. J’ai été opéré à la naissance, avec peu de perspective de marche ou alors tardive. Dans les années 80, mes parents n’avaient pas d’autre choix que de m’inscrire dans l’enseignement privé. Jusqu’à la loi du 11 février 2005, les enfants en situation de handicap n’étaient pas autorisés à fréquenter l’école publique, enfin tout dépendait des écoles.
J’étais en poussette jusqu’à l’âge de 3 ans. Ce qui m’a stimulé, c’était de voir mes camarades marcher à l’école. Alors j’ai fini par marcher presque normalement.
À 20 ans, après une intervention chirurgicale ratée, j’ai dû commencer à utiliser des béquilles. Je n’ai jamais été en fauteuil. J’ai subi de nombreuses opérations pour « corriger » des problèmes fonctionnels et esthétiques.
Le spina entraîne beaucoup de handicaps : des séquelles, des malformations des membres inférieurs, mais aussi des complications d’ordre urologique etc. À cela s’ajoutent des douleurs importantes. Rester longtemps debout est difficile, rester longtemps assis l’est aussi, à cause du risque d’escarres. Et puis il y a un aspect dont on parle moins : les répercussions cognitives.
Comment le spina bifida impacte tes capacités cognitives ?
Chez certaines personnes atteintes de spina bifida, le liquide céphalo-rachidien peut s’accumuler dans la boîte crânienne, comprimer le cerveau et provoquer des lésions plus ou moins importantes. Dans mon cas, la pression exercée in utero a entraîné de légers dommages cérébraux, mais cela n’a jamais été clairement expliqué à mes parents.
Il y avait le handicap physique, très visible, et puis d’autres choses plus discrètes : des difficultés d’attention à l’école, des comportements qui auraient pu alerter. Mes parents se rassuraient en se disant que je m’en sortais bien à l’école, donc qu’il n’y avait pas de problème. De mon côté, sans en être conscient, je trouvais mes propres façons de compenser et personne ne s’en est rendu compte. Le plus marquant, et je m’en rends compte aujourd’hui, c’est que je documentais tout. Très tôt, j’ai commencé à écrire ce que je faisais, comment je le faisais, avec qui je le faisais. Et je continue encore aujourd’hui.
Ce qui me pose le plus de problème, c’est la mémoire prospective : planifier, mémoriser les tâches à venir dans un futur proche. C’est un vrai défi pour moi. Alors j’ai mes post-it partout. Je suis un peu Monsieur post-it ! J’utilise aussi des petits chronomètres pour rester concentré. Ces stratégies, je les ai construites moi-même, au fil du temps. Et je me trouve assez bon dans ma gestion maintenant !
C’est quand j'ai commencé une prise en charge psy sur le long terme que tout ça s'est révélé. J’ai eu des explications.
Les troubles cognitifs de mon handicap, je n’en parle pas du tout. Les gens qui travaillent avec moi depuis longtemps l’ont remarqué mais personne n’en a fait cas jusqu’à présent.
Il y a des situations toujours un peu embarrassantes, comme oublier un prénom ou même un visage. Je croise quelqu’un et je ne sais plus qui c’est. Je peux passer pour quelqu’un de snob, alors qu’en réalité je le connais très bien. C’est peut-être un étudiant avec qui j’ai passé un an. Je me souviens précisément de ce qu’il fait, mais son prénom m’échappe. C’est déstabilisant. Alors je dis souvent autour de moi : “ah, les prénoms et moi…” Je banalise un peu.
Ta maladie continue-t-elle d’évoluer ?
Ce n’est pas une maladie dégénérative, mais un corps polyhandicapé qui vieillit… Je perds beaucoup en mobilité depuis quelques années. J'en suis arrivé à souffrir de mes déplacements en béquilles. Et là, ça y est, c'est posé. Je vais vers l'accessoire ultime, le fauteuil, pour m’aider dans mes déplacements, qui interviendra à partir de janvier 2026. Donc je suis en train d'aménager ma maison. Je me prive de faire certaines activités parce que je sais que physiquement je suis incapable de parcourir des distances trop longues comme faire les magasins en centre-ville ou même aller au supermarché, c’est compliqué.
Est-ce que tu explores des alternatives comme l’exosquelette ?
Oui, ce qu’il s’est passé c’est qu’il y a plusieurs mois, j'ai regardé une vidéo sur les réseaux sociaux avec un gars qui s'appelle Roro le costaud. Il est en Touraine et il œuvre beaucoup pour l’accessibilité. C'est un ancien pompier qui a eu un accident et qui est aujourd’hui traplégique. Il sensibilise son public à l'accessibilité et au handicap. Et dans une de ses publications, il faisait l’essai d'un exosquelette.
Je trouvais ça cool, je me suis dit “Oh, il faudrait que tu fasses des recherches sur les exosquelettes”. C'est de cette façon que j'ai appris l'existence de la société REEV, qui propose à des gens de postuler pour faire des essais cliniques d'exosquelettes en ciblant des pathologies précises.
Je me suis lancé ! Je me suis dit "Ludo, ça serait cool pour toi de pouvoir marcher sans tes béquilles, les mains libres ! " ou en tous cas, de l'imaginer. Après plusieurs mois sans nouvelles, ils sont revenus vers moi. Ils voulaient en savoir plus sur ma pathologie. Et finalement, j’ai reçu une réponse me disant que mon cas ne correspondait pas parfaitement à ce dont ils avaient besoin pour leurs tests actuels. Mais ils gardent ma candidature pour des futurs tests sur un autre prototype.
Ça m’ouvre une vraie perspective. Oui, je vais devoir passer à l’étape du fauteuil parce que j’en ai besoin physiquement. Mais je garde une forme de mobilité : je peux me lever, m’asseoir. Alors imaginer une aide qui soutienne mes jambes, qui m’accompagne pour me relever, me maintenir debout ou marcher… ça paraît tout à fait possible. Peut-être que pour l’instant ça reste une idée un peu rêvée, mais je préfère y voir une promesse : celle que les innovations à venir rendront ces solutions accessibles.
Et puis je vais continuer à explorer des solutions qui pourraient exister aux États-Unis. Il y a pas mal de structures de robotique qui planchent là-dessus.
D’ailleurs, si je peux te citer quelqu'un sur les réseaux sociaux, c'est Monsieur Handi qui a aussi un spina bifida. Il y a quelques mois, il a gravi l'Everest jusqu'à son camp de base à 5500 mètres d'altitude. Il peut marcher en béquilles, mais il a un soutien en fauteuil. C'est aussi une grande source d'inspiration pour moi. Il y a des gens qui sont en fauteuil mais qui marchent aussi.
On critique beaucoup l'inspiration porn. Qu’en penses-tu ?
C'est une question compliquée. On a tous un problème pour s'autoriser à rêver, à penser des choses, à se dire que c'est possible. On a du mal à s'autoriser à franchir le cap. Et moi, quand j'ai quelqu'un qui est dans une situation un peu similaire à la mienne, qu'il s'est autorisé et que ça a marché… Et bien ça me donne l'élan pour m'autoriser aussi.
De temps en temps, je me dis “non Ludo, il faut que tu t'autorises tout seul…”. Ça m'aide de voir que d'autres se sont autorisés et y sont arrivés, pourquoi pas moi ?
Il y a tout un discours autour de l’inspiration porn et je n’ai pas envie de m’y engouffrer, parce que c’est très controversé. Chaque athlète ou personnalité publique vit les choses à sa manière. En France, le seul politicien en fauteuil, c’est Sébastien Peytavie. Je suis son actualité. Peu importe que je sois d’accord ou pas avec ses idées politiques, il reste extrêmement inspirant parce qu’il est un vrai acteur de l’accessibilité. C’est une personne en situation de handicap qui porte à bras-le-corps toutes les causes sociales et sociétales liées à ce sujet. Et pour être honnête, il m’a presque donné envie de faire de la politique !
Le validisme est-il un sujet important pour toi ?
Alors en fait, je ne suis pas militant. Enfin si, je le deviens. J'ai eu des situations très inconfortables autour du validisme. Et ça me bouffe vraiment. Il y a quelques années, je travaillais pour quelqu'un qui était un apporteur d'affaires pour moi.
Un de ses clients potentiels nous invite pour discuter d’un projet de site web. Mais l’entretien se passe bizarrement. Le porteur d'affaires, qui est un ami, échange avec le client, et moi j’interviens de temps en temps. Pourtant, je sens que je ne fais pas vraiment partie de la conversation, que je ne suis pas intégré. J’apporte des éléments sur la direction artistique, et là, le client s’arrête et demande à mon ami : “mais c’est vrai ce qu’il dit, lui ?”
À ce moment-là, je reste complètement stupéfait. Je me demande ce qui est en train de se passer. En fait, le type me voyait vraiment comme quelqu’un de déficient, physiquement et intellectuellement.
À la fin, le client a dit à mon ami : “Je veux bien travailler avec vous, mais il est hors de question que ce soit l’autre handicapé qui soit sur le projet.” Et mon ami lui a répondu : “si vous ne voulez pas travailler avec Ludo, pas de souci, mais moi je ne travaillerai pas avec vous non plus.”
Il ne s'est rien passé, le client n'a pas changé d'avis , on a perdu un gros projet, mais on n'a eu aucun regret.
Devenir designer en accessibilité
Comment as-tu rencontré le monde de l’accessibilité numérique ?
Je me suis retrouvé à bosser pour une association de jeunes agriculteurs de l'Allier un mois d’août il y a 20 ans. Je designais les diplômes pour la meilleure bête, la meilleure viande, etc. Et puis, là, je tombe malade. Donc je dois absolument aller voir un médecin dans le petit village où je suis.
Le médecin accepte de me recevoir. Sur sa devanture il y a écrit “médecin généraliste”, et juste en-dessous, “médecin équestre spécialiste des chevaux”... Je comprends pas trop mais je rentre dans la salle d'attente qui est en fait la cuisine du monsieur, dans sa maison. Dans cette salle d'attente, il y a 2 ou 3 personnes qui attendent déjà.
En général, je ne suis pas très sociable, mais là je ne sais pas pourquoi, on s’est mis à discuter tous ensemble. Et on a vite réalisé qu’on avait plein de points communs. L’un venait aussi de Tours. Je raconte que je fais des sites web, et là, un des deux jeunes me dit : “on est ingénieurs informaticiens, mais on a une particularité : on ne voit pas.” Je n’y avais pas prêté attention, mais en fait c’étaient des jumeaux non-voyants. Et, coïncidence, ils venaient de Joué-lès-Tours, juste à côté de chez moi.
Tout de suite, j’ai commencé à leur poser des questions : “comment vous faites ? comment ça marche ?” Et ils m’ont invité à venir voir concrètement comment ça se passait. Évidemment, la première chose que j’ai faite, ça a été de leur demander de naviguer sur les sites que j’avais réalisés. Et là, j’ai pris une claque monumentale : ils ne pouvaient pas s’en servir.
Ça a été ma première rencontre avec des personnes en situation de handicap visuel, un sujet dont je n’avais absolument pas conscience. Même dans ma formation, personne ne m’en avait parlé. Ce jour-là, j’ai compris à quel point c’était profondément injuste et j'étais responsable de cette injustice.
Comment as-tu commencé à intégrer l’accessibilité dans ta pratique de designer ?
En 2005, on en était vraiment aux balbutiements, j’ai décidé de créer mon activité orientée sur le handicap. L’idée, c’était de créer systématiquement tous les sites web accessibles. Je ne devais pas déroger à cette règle-là, donc il a fallu que j'apprenne. Je me suis inspiré de plein de gens, dont Monique Brunel, une Belge qui avait créé un blog sur l'accessibilité numérique. Je lisais beaucoup de contenu, j'ai appris beaucoup de choses seul.
Et puis je suis arrivé au Cefim, une école de Tours, en tant qu’intervenant. C’est là que j'ai rencontré Benoist Lawniczak. Ça a été une vraie rencontre de deux personnes qui faisaient de l'accessibilité dans leur coin. On s'est retrouvés sur la même formation qu'on a refondue ensemble pour mettre la qualité et l'accessibilité numérique au cœur.
Quels sont tes projets et les défis que tu dois relever en accessibilité ?
Je veux continuer à faire de la création de site web, ça, c'est une certitude. Je veux continuer à mettre en place des outils innovants pour toutes les situations, en particulier pour un de mes clients qui est le festival Terres du Son. C’est un peu mon secret mais, allez, on va le dire quand même. J'aimerais m'immiscer vers d'autres festivals, dont un que je lorgne depuis très longtemps, c'est le Hellfest. J’aimerais bien mettre le nez dans leurs produits numériques.
Terres du Son utilise une application de programmation développée par une société tierce, la même que beaucoup de festivals en France, comme Les Vieilles Charrues. L’application fonctionne avec un iframe intégré sur le site. Mais quand on fait un audit d’accessibilité, c’est très compliqué d’accéder au contenu, aux titres, aux images, à tous les éléments de la programmation.
Comme c’est un outil externe, on ne peut pas vraiment l’évaluer dans l’audit. Et je n’ai aucune certitude que ce soit accessible pour tout le monde. Alors, quelle décision prendre ? Est-ce que l'entreprise en question est capable de développer une version accessible ou pas ? On a découvert qu’en réalité, la question ne s’était jamais posée. Ce n’est pas surprenant en soi, mais ça veut dire que derrière, tous les grands festivals de France n’ont pas conscience que ce n’est pas accessible.
À Terres du Son, ils ont donc décidé de continuer à payer l’application, mais sans utiliser l’intégration. Concrètement, on saisit les contenus deux fois : une fois dans l’application, et une autre fois sur le site web. Ils le font parce qu'ils ont une vraie conscience des enjeux d’accessibilité, qu’elle soit physique ou numérique, et ils se battent sincèrement pour rétablir l’équilibre. Pour moi, ce sont de vrais militants de l’inclusion. À aucun moment ils n’ont remis en cause mes recommandations, alors que c’est une association avec peu de moyens. Ils m’ont suivi, et ça, c’est vraiment précieux.
Comment intègres-tu l’accessibilité à ton offre de services ?
Alors tu vas trouver ça très bizarre, mais en fait, mes clients n'ont jamais payé l'accessibilité. Tu sais que je suis militant pour l'accessibilité universelle, ça a été mon leitmotiv dès le début. Donc mes clients ne paient pas l'accessibilité numérique. Par contre là où je dois les convaincre, c'est quand ils veulent un effet waouh sur leur site web avec telle ou telle technologie. Si j'ai pas d'alternative accessible à leur proposer, là je vais leur expliquer. Et si vraiment le client tient absolument à son effet waouh, et bien je lui dirai tout simplement que je suis pas la personne pour faire ça et je vais lui conseiller quelqu'un d'autre. Du coup tu comprends pourquoi je ne gagne pas beaucoup d’argent ! Je saurais tout à fait mettre en place cette solution-là, mais en fait, ça va à l'encontre des règles que je me suis fixées quand j'ai créé ma première boîte.
D'ailleurs, quand je me suis associé et que j'ai créé ma deuxième entreprise Sans Format, on ne voulait pas entrer dans ce dogme de l’esthétique ou du pur marketing au détriment de nos valeurs : l’éco-conception, l’accessibilité et l’humain.
Heureusement, le fait d’être formateur m’aide : j’arrive à convaincre plus facilement les gens.
As-tu un exemple où tu as dû faire preuve de pédagogie ?
Je travaille pour un club omnisports, une association assez éloignée des réalités liées à l’accessibilité. Du coup, je leur transmets plein de choses, et ils trouvent ça vraiment intéressant. Sur leur page d’accueil, par exemple, il y a des images et des mots qui apparaissent et disparaissent. Je leur dis : “je vais vous créer cette animation-là, mais il y aura aussi un bouton stop.” Et eux me répondent : “oh, mais pourquoi mettre un bouton stop ? C’est moche un bouton stop !”
Alors je leur explique que le bouton sera discret, et surtout que pour des personnes avec des troubles cognitifs ou de l’attention, c’est essentiel de pouvoir interrompre une animation. Et là, ils me racontent des moments de vie personnels, en lien avec des situations de handicap qui concernent leurs proches. Ils comprennent alors que ça touche tout le monde, d’une manière ou d’une autre.
Les premières personnes à m’avoir fait confiance, en 2007, c’étaient des avocates. Elles voulaient un logo, une identité visuelle, un site web, etc. À l’époque, elles ne se posaient absolument pas la question de l’accessibilité. Mais je leur ai dit : “vous savez, si votre site est accessible, il sera aussi super bien référencé.” Et c’était vendu tout de suite !
Depuis, je les accompagne dans leurs aventures depuis presque 20 ans. Aujourd’hui, elles sont fières de dire : “nous, on a un site web complètement accessible”, d’autant plus qu’elles comptent parmi leurs clients des personnes en situation de handicap. Leur site reste accessible encore aujourd’hui. Ça traverse les années : l’esthétique peut évoluer ou se dégrader un peu, mais la structure, elle, ne vieillit pas.
Quelles sont les limites de notre travail de designer en accessibilité ?
Il y a un mythe qui persiste encore beaucoup, c'est l'accessibilité one shot. Que les tests utilisateurs avec des personnes handicapées, on les fera après, quand le site sera en ligne. Ou mieux, qu'on n'en a pas besoin. On ne met pas l'utilisateur dans le processus de conception, donc on fait de l’accessibilité one shot avec un audit ponctuel. Éventuellement tu fais quelques petites corrections et basta.
Il y a aussi le volet du site web qui continue à vivre une fois livré. On crée un site pour un client, mais ensuite, qui remplit le contenu et fait les mises à jour ? Est-ce que ces personnes ont été formées à l’accessibilité ? C’est ce que j’appelle l’accessibilité one shot : on fait un site accessible, mais sans penser à ce qui vient après.
C’est pour ça que je forme toujours mes clients à mettre à jour leur site, et pour les petites structures, je le fais gratuitement. Il faut qu’ils aient au moins les bases en accessibilité et c'est de ma responsabilité.
Enseigner et transmettre
En quoi ton rôle d’enseignant te tient-t-il à cœur ?
Avec l’enseignement, je me disais : “Ludo, t’as l’occasion de faire des "bébés toi", de propager le truc et de transformer des vies.” Même s’il y a une baisse d’emploi dans notre secteur, tous les ans j’ai des étudiants qui terminent la formation avec un CDD ou un CDI. C’est encore le cas cette année. Alors que, économiquement, c’est compliqué, on y arrive quand même.
Mais parfois, je ne peux pas m’empêcher de m’inquiéter pour eux. J’ai peur qu’une fois en poste, on ne les considère pas à leur juste valeur, qu’on ne leur donne pas les moyens de s’épanouir, qu'on ne reconnaisse pas leur expertise en accessibilité, en design d'interface. J’aimerais qu’ils puissent travailler dans des environnements qui les respectent vraiment, sans avoir à se battre en permanence pour prouver ce qu’ils valent.
Je ne sais pas si tu l'as vu, j’ai fait un post LinkedIn sur le texte justifié, et je me suis pris une avalanche de commentaires pas sympa. Je pense que c’est important d’en parler. Effectivement, dans le RGAA y’a pas d’interdiction d’utiliser le texte justifié. On n’en parle que dans le WCAG au niveau AAA. Et moi, j’ai interrogé le rapport entre texte justifié et utilisation du zoom à 200%. Plus l’espacement entre les mots est grand, plus ça peut être compliqué à comprendre, surtout quand on zoome dans l’écran. Ça a forcément une incidence.
Et donc sous mon post, on m’a dit que ce n’était pas rédigé comme ça dans le RGAA donc il ne faut pas induire les gens en erreur. Je suis d’accord, ça n’empêche pas la lecture. Mais l'intelligibilité en est impactée. Je ne m’adresse pas forcément à des experts. Je m'adresse au commun des mortels et je suis là pour vulgariser l'accessibilité, pour que tout le monde se l'approprie. Quand des gens me tombent dessus alors que je cherche à rendre le sujet abordable, ça en autorise d’autres à m’envoyer le même type de message.
Et pourtant ce sont des gens que je respecte en tant qu’experts, dont j’admire le travail depuis des années. Mais je me rends compte que certains experts de l'accessibilité en France tombent relativement rapidement sur les petits jeunes qui débarquent. Bon, je ne suis plus très jeune, mais ils me tombent dessus parce que je commence à m’exprimer sur le sujet. Je ne comprends pas bien l’intérêt. Est-ce qu’ils ont peur que je vienne bouffer dans leur assiette ? Je t’avoue, ça m’a coupé un peu les pattes. Je me suis dit, attends Ludo, toi, pourquoi tu fais de l'accessibilité ? Pourquoi tu te bats pour l'accessibilité universelle depuis tant d'années ? Tu le fais vraiment parce que tu penses que c'est juste, c'est le combat de ta vie. Et là tu vois, t'as affaire à ces gens-là et pourtant tu crois qu’ils pensent la même chose que toi ! Et finalement ils ne se révèlent… pas comme toi.
Je pense à Ronald Mace qui a établi les 7 principes de la conception universelle. Et le critère n°5, c’est la tolérance à l'erreur, cette fameuse prévision que notre utilisateur ne va pas utiliser le produit exactement comme nous. Je pense que tout le monde devrait pouvoir appliquer ce critère. C’est ce qui est le plus compliqué à enseigner à mes étudiants. Je leur enseigne plein de valeurs autour du design, mais aussi sur la façon de se comporter en tant que designer.
Ils se « laissent tous faire ». Et puis, des fois il y en a un qui est récalcitrant et qui me dit “mais pourquoi je te croirais, toi, Ludo, pourquoi est-ce que je t'écouterais toi ? Pourquoi ton discours serait le bon discours ?”. Ça, je trouve que c'est hyper intéressant parce que ça me donne l'opportunité de rebondir sur le fait de s'interroger. De remettre en question. C’est la bonne attitude, ça les pousse à chercher, à approfondir les sujets.
Comment intéresses-tu tes étudiants à l’accessibilité ?
Benoist (Lawniczak) m'avait conseillé une vidéo de Datagueule, elle date un peu maintenant mais je commence toujours mes modules sur le handicap avec cette vidéo où Anne-Sarah Kertudo explique que le handicap n'est pas dans le corps. Son point de vue est très intéressant dans le sens où elle dit vraiment que le handicap, la situation de handicap est extérieure à la personne.
Ça me permet d’emmener mes étudiants vers la notion d’accessibilité universelle et du modèle social. Et là, ils percutent tout de suite. Après cette prise de conscience, ils acceptent beaucoup plus facilement la rigueur de nos enseignements sur la qualité web et l’accessibilité.
Une année, je n’avais pas diffusé cette vidéo. Je faisais mon intro quand une étudiante m’interrompt : “Ludo, là tu nous parles de l’accessibilité, de tous les efforts à faire, patati patata… mais est-ce qu’il y en a vraiment beaucoup ?” Je lui demande : “comment ça, beaucoup ?” Et elle répond : “si c’est pour 2 ou 3 personnes, ça ne vaut pas le coup.”
Là, mon cœur s’emballe, je deviens tout rouge. J’essaie d’argumenter, mais je vois bien qu’elle n’est pas convaincue. Alors, à la pause déjeuner, je pars chercher les chiffres. À 14h, je reviens avec mes données, je les lui montre. Et là, elle me dit : “ok, là je comprends.”
Depuis ce jour, tous les ans je mets à jour ce tableau avec les chiffres. Comme ça, je ne me fais plus surprendre.
As-tu aussi des étudiants handicapés ?
Oui, et malheureusement ça arrive que je ne sois pas prévenu d’une situation de handicap. Une année, j’ai eu une étudiante qui avait fait un AVC, avec des troubles de la parole et des difficultés cognitives. Comme d’habitude, je commence la rentrée par un tour de table où chacun se présente. Quand vient son tour, je la vois suffoquer, puis fondre en larmes. Elle pleure à chaudes larmes, inconsolable. Et je ne comprends pas du tout ce qui se passe, jusqu’à ce que son voisin me glisse : “elle a des difficultés pour parler, elle ne pourra pas se présenter.”
À ce moment-là, j’ai pu réagir et la rassurer. Je lui ai proposé d’écrire sa présentation, de me l’envoyer, et qu’on ferait connaissance autrement. Elle découvrait tout juste le monde du handicap. Mon rôle, tout au long de l’année, a été de lui montrer que ce n’était pas à elle de s’adapter à nous, mais bien à nous de nous adapter à elle. C’était à nous de rendre les choses accessibles.
Depuis ce jour, je me suis promis de toujours demander, au début de mes formations, si quelqu’un préfère ne pas se présenter. Il suffit de lever la main. C’est devenu systématique.
As-tu un conseil pour des étudiants handicapés ?
C'est incroyable parce que j'ai l'impression que t'es vraiment dans ma tête. Je m’étais noté “mon conseil ?”. Ce n'est pas à eux de s'adapter au système, c'est au système de s'adapter à eux. Il ne faut pas avoir peur de déranger, de demander, de revendiquer leur place parce qu’elle est légitime. Et ils n'ont pas à faire leurs preuves, ils ont à être respectés dans leurs besoins. C'est le plus important.
C'est une des choses que j'ai mis du temps à comprendre, moi. J'ai un handicap, j'ai des besoins physiques et intellectuels. C'est important de se dire que c'est des besoins normaux. Mon environnement doit accepter ces besoins, même si j'ai mis vachement de temps à me dire ça. Je sais que d'autres ont besoin de l'entendre. Quand tu le verbalises comme ça à des gens qui sont dans cette situation-là, que ce soit une situation nouvelle ou pas, et bien tu débloques un truc chez eux.
Qu’est-ce qui doit changer dans notre industrie selon toi ?
Je pense qu’on doit arrêter de designer en hors-sol. L'approche de nos clients, c'est celle du design esthétique, de la valeur visuelle. C'est ce que je dis toujours à mes étudiants qui se précipitent sur ce que j’appelle le joli-beau. Conçois d’abord et après tu feras du joli-beau. Je les ai bien matrixés autour de cette notion-là.
Ils sont formés à conceptualiser, à se poser les bonnes questions. Et puis, quand ils arrivent en entreprise, ils se retrouvent face à une autre réalité. Pas de post-it, pas de persona affiché au mur. J’aimerais qu’on dépasse cette vision du design réduite à l’esthétique ou aux outils, pour revenir à l’essentiel : la conception et l’utilisateur. C’est un rêve, bien sûr, une idéologie. J’aimerais placer la responsabilité sociale, écologique, l’accessibilité, l’éthique et l’impact humain au cœur de nos parcours. Pour moi, le rôle du designer est là : s’interroger sur ce qu’on choisit de mettre en lumière, et sur les dérives que ça peut entraîner.
Si je ne pouvais faire qu’une seule chose en tant qu’UX designer pour toi, ce serait quoi ?
Ta question est difficile parce qu'il n’y a pas qu'une seule réponse à donner. Donc si je devais répondre stricto sensu à ta question, je te demanderai de me donner un espace à moi pour m'exprimer avec mes troubles cognitifs, mon handicap, mes différences et mes empêchements. Je te demanderais de m'inclure dans toute la chaîne de réalisation, du début jusqu'à la fin.
C’est aussi ce que je demande à mes étudiants de toujours avoir un persona inclusif, un persona qui a de la valeur pour eux parce qu’ils s’en souviendront toute leur vie de designer. Parce qu’ils auront pris l’habitude d’intégrer des personnes empêchées, des personnes qui ne leur ressemblent pas.
Donc ce que j'ai envie de te dire, c’est de ne pas imaginer les choses à ma place, mais d'imaginer les choses avec moi. Les entreprises devraient embaucher davantage de personnes en situation de handicap dans leurs équipes de conception, ne serait-ce que pour intégrer des parcours de vie différents. Dans une équipe de designers, il est essentiel d’être confronté à des outils comme Figma, qui est aujourd’hui incontournable, alors même qu’il reste inaccessible. C’est problématique qu’aucun effort significatif ne soit fait pour améliorer la situation.
Figma occupe une position dominante et adopte parfois une posture qui donne une impression de supériorité. C’est là qu’on touche au validisme : concevoir à la place des utilisateurs, plutôt que de concevoir avec eux.