Autisme dans la tech – avec Véronique Sermage

22 minutes
09/2025

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Conversation avec une développeuse autiste sur l'inclusion des personnes neuroatypiques

On parle beaucoup de diversité dans les équipes tech. Mais qu’est-ce que ça implique vraiment de travailler en tant que personne neuroatypique dans un environnement pensé pour d’autres normes ? C’est cette question qui m’a amenée à Véronique Sermage, développeuse back-end chez onepoint depuis 2019. Je l’ai découverte en regardant sa conférence à Devoxx, où elle raconte ce que c’est d’être une femme autiste dans la tech. Elle y aborde la surcharge cognitive, le camouflage social et les problèmes de communication.

En discutant avec elle, j’ai tout de suite apprécié la précision avec laquelle elle décrit ses besoins, sans détour ni fausse pudeur. Elle raconte les réunions vides de sens, les interfaces qui agressent, les efforts qu’elle fait pour comprendre les autres — et ceux que ses collègues font pour mieux la comprendre en retour.

On a aussi parlé de validisme, un sujet qui continue de m’interroger. Ce mot dérange, divise, ou reste flou — y compris pour des personnes concernées. Il n’est pas toujours nommé, ni même compris. Et pourtant, dans chaque échange, il revient. Une remarque déplacée, une barrière invisible, un effort ignoré. Autant de signaux qui, mis bout à bout, révèlent un système d’exclusion bien ancré, souvent banalisé, même si parfois involontaire.

Ce que Véronique rappelle avec force, c’est que le problème ne vient pas de la différence. Il vient de notre difficulté à l’accepter — qu’on soit handicapé ou valide.

Tu te décris comme une femme développeur, pourquoi pas développeuse ?

C'est un truc très bête mais j'ai du mal avec la féminisation des mots. J’utilise le mot développeur en français mais au masculin. Mais ça ne me choque absolument pas qu'on dise de moi que je suis développeuse. C’est juste un réflexe que j’ai. Pour beaucoup de mots qui, avant, n’avaient pas de version féminine, j’ai gardé les vieux réflexes. C’est pas beau de vieillir… Et comme j’aime pas le changement, je continue avec mes vieilles habitudes.

Quand as-tu reçu ton diagnostic de TSA ?

J'ai été diagnostiquée d'un TSA (Trouble du Spectre Autistique) sans déficience intellectuelle en 2018. J’avais 39 ans. Mais c'est pas parce que ça a été diagnostiqué tardivement que c'était pas là avant. J'ai toujours senti qu'il y avait un souci, mais personne ne comprenait pourquoi. 

On s'est pas posé plus de questions jusqu'au jour où je me suis retrouvée à deux doigts du burn-out – que j'ai fait quand même, parce que sinon c'est pas drôle. Donc on s’est dit “il y a peut être un problème. Il faut peut-être aller chercher pourquoi on en arrive là”. Et c'est là que les premières personnes ont commencé à me dire “t'as des traits autistiques assez marqués, ça serait intéressant d'aller faire le test”. Mais après c'est toujours le même problème, ça prend du temps.

On dit que les personnes autistes ont des intérêts spécifiques, c’est ton cas ?

Alors il se trouve que moi, dans mes intérêts spécifiques, il y en a une partie qui ne peuvent pas être utilisés au quotidien dans mon boulot, c'est pas possible. Parce que, par exemple, l'un de mes intérêts spécifiques, depuis toujours, c'est l'astronomie et l'astrophoto. Dans mon boulot, ça n'a aucun impact. Un autre de mes intérêts spécifiques, ce sont les chiens. Là aussi, aucun intérêt au quotidien.

Et en revanche, la chose la plus essentielle au quotidien, c'est que si j'apprends pas quelque chose dans une journée, je ne suis pas bien. J'ai besoin d'apprendre en permanence. C'est la raison pour laquelle je me suis orientée vers ce métier. Je me suis dit “au moins je suis sûre d'apprendre quelque chose en permanence”. Et une fois que tu commences à en avoir un peu marre, tu changes de langage. Hop, le problème est réglé !

Je ne sais pas si c’est un intérêt spécifique mais c’est réellement comme ça que je le vis. Je peux pas juste regarder un truc et me dire que je l'ai pas compris, que c'est pas grave. Non, c'est terrible ! Si je regarde un documentaire sur l'Everest, et bien j'ai besoin de tout savoir sur l'Everest.

La seule limite que j’ai est physique. C’est-à-dire que je vais m’épuiser sur un sujet. Là, effectivement, je finis par m'arrêter. Mais ça fait partie des choses où ça peut très facilement se muer en hyperfocalisation. Ça va me bouffer littéralement toute la journée, ou la nuit. Ça va m'empêcher de dormir tant que je n'aurai pas l'ensemble des informations.

Est-ce que tu le vis vraiment comme une contrainte ?

Si je suis au volant et que j’entends une information, ou que j’ai une idée qui me passe par la tête, j’ai aussitôt besoin de comprendre ce qu’il vient de se passer. Si je ne peux pas vérifier une information, il y a une vraie douleur physique qui s'installe.

Donc je considère que c'est bien un intérêt restreint, ça va beaucoup trop loin. Tous les muscles se mettent en œuvre pour lutter contre moi-même. C'est vraiment cette sensation où j’ai mal partout parce que je suis en train de lutter pour ne pas faire un geste en fait. Pour ne pas prendre mon téléphone et aller vérifier l’information sur Internet.

Autisme et design

C’est quoi une bonne interface pour toi ?

Je me suis amusée à coder ma propre application. Elle n’a pas une interface commune du tout. Je voulais monter en compétence sur le front, alors je me suis dit que j'allais en profiter. Mais j'ai plutôt essayé de faire quelque chose qui corresponde à mes besoins.

Il ne faut rien qui soit caché. Rien ne m'exaspère plus que ça ! Il peut y avoir des pop in de confirmation, ça, ça ne me dérange pas. Mais à partir du moment où j'arrive sur une interface et qu'il faut que je me pose la question de savoir où ils ont voulu mettre les informations principales, ça me gonfle.

En fait, je trouve qu'on perd une énergie de dingue à chercher les infos sur ces interfaces. Ça me fatigue de devoir gérer ça. Pour moi, une bonne interface, c'est une interface qui va droit au but. Je me rappelle quand j'étais gamine et qu'on était sur MS-DOS à l'époque, c'était d'une simplicité !

Maintenant, la plupart du temps, les infos ne sont pas claires. Genre si c'est une corbeille, je pense que c'est bon. Tout le monde a compris que c'était une façon de supprimer. Mais typiquement, un burger menu, je pense qu'aujourd'hui encore il y a beaucoup de gens qui ne savent pas à quoi ça sert.

Quand j'ai commencé mon application, je me suis dit, “il faut que ça corresponde à tout le monde”. Il faut que ce soit accessible à tout le monde. Et c'est pas qu'une question de handicap, ça doit être également accessible à des personnes âgées qui ne comprennent rien à Internet. Parce qu’au final, être âgé dans le monde de l'informatique, c'est parfois un handicap.

On ne doit pas être épuisé quand on va sur une application. Il ne doit pas y avoir d'agression, donc je vais dégager toutes les images. Alors bien sûr, y a pas de son, parce que y’a rien qui me cuisine plus que ça. Tous ces sites web qui mettent des pubs avec du son et où le son est lu automatiquement. Mais qui fait ça ?!

Est-ce que tu as des préférences pour les couleurs ?

J'avoue que les couleurs, ça ne me parle pas des masses. Donc moi j'ai fait du noir et blanc. Déjà, parce qu’on a un contraste qui est au top, c'est lisible par n'importe qui. 

Et puis si y’a des couleurs, moi je me dis qu’il y a une info. Sauf que la plupart du temps, pas du tout. Donc je me dis, mais pourquoi ils ont mis ça dans telle couleur ? Et je passe du temps à essayer de comprendre pourquoi ils ont mis cet élément dans telle couleur et tel autre dans telle couleur.

C'est la raison pour laquelle je supprime toutes les images. Je me demande si mon image va être mal perçue. Est-ce que je vais passer à côté d'un truc ? Donc autant les dégager si elles n'apportent rien.

Après je m'accorde quelques emojis… Mais des emojis extrêmement clairs. Hors de question d'avoir un petit bonhomme qui rigole où tout le monde nous dit “ben il rigole pas, il pleure !”.

Est-ce que les emojis te mettent en difficulté ?

Les gens qui ne communiquent que par emoji… en fait je comprends pas un traître mot de ce que vous êtes en train d'essayer de me dire ! Donc tu vois, ce sont des choses que je vais enlever systématiquement. Je vais simplifier les choses, ça va me permettre de mieux comprendre.

Et puis le langage écrit c’est un langage commun à tous. Si je mets un petit bonhomme qui pleure et que y’en a qui pensent qu'il rigole, qu’il est énervé ou je ne sais quoi… ça va pas. Donc j’écris un mot qui dit tristesse et comme ça c’est ok pour tout le monde.

Est-ce qu'il y a d'autres choses qui te posent problème dans la communication ?

Le 2nd degré c’est ingérable pour moi. J’ai un exemple que je reprends souvent dans mes conférences, mais je vais le détailler. Quand je suis arrivée chez One Point, je sortais d'un burn out, suivi d'une reconversion. J'avais deux mois de formation de dev alors que j'étais juriste avant. J’y connaissais que dalle. Et je suis arrivée dans une équipe où l'architecte était assez redouté. Les gens avaient un peu peur de lui.

Les premiers temps, on m'a dit “il faut que tu demandes à Jérôme”. Moi je me disais  “oh mon Dieu, tout le monde a peur de lui… est-ce que je vais vraiment oser lui poser la question”. J'ai pris mon courage à deux mains et je lui ai envoyé un message.

Et en fait, on s'est aperçu assez rapidement qu’on n'arrivait pas à communiquer parce qu’il ne fonctionne qu’avec le 2nd degré, tout le temps. Jusqu'au jour où j'ai fait une attaque de panique lors de l'une de nos sessions de dev. Et il s'en est voulu ! Une fois que je me suis calmée, il est venu me voir, il m'a demandé “qu'est ce qui s'est passé ? Qu'est ce que j'ai fait ?”.

J'ai dit, “mais Jérôme c'est pas toi, c'est moi !”. Alors oui, il avait dit un truc, mais il le disait pour rire. C'était évident ! Sauf que moi, à ce moment-là, je crois qu'il avait dit un truc du du style, “mais tu te rends compte de ce que tu viens de dire à tel collègue ? Il est mortifié, il est désespéré ! Tu te rends compte, tu l'as abattu là !”.

Depuis cette fois-là, il a fait quelque chose que j'ai trouvé fantastique. Il m'a dit “Véronique, je vais faire une pancarte 2nd degré”. Il n'a pas fait une vraie pancarte 2nd degré. Mais à chaque fois qu’il fait du 2nd degré, il fait un geste comme pour dire “j’ai ma pancarte”. Ça me permet de savoir. Mais effectivement, les premiers temps ont été compliqués jusqu'à ce qu'on mette en place ce code.

Comment se passe la collaboration avec tes collègues aujourd’hui ?

Ce qui me permet de travailler correctement avec les autres, c’est qu’ils sachent que je suis autiste. Ils comprennent que parfois je vais avoir du mal à comprendre certaines choses. Et c'est pas qu'ils se sont mal exprimés, c'est juste qu’on se rencontre pas à ce moment-là, parce qu'on fonctionne pas de la même manière.

Pour moi, la clé c’est de dire ne le prenez pas pour vous, je ne fonctionne pas comme vous, mais c'est pas grave parce qu'on va trouver un mode de communication. Moi, je vais faire un pas vers vous, vous faites un pas vers moi et c'est indolore pour tout le monde.

Maintenant, il m'arrive encore certains jours de me dire “ok, c'est pas une bonne journée”. Je saurais pas dire pourquoi, mais c'est pas une bonne journée. Mon côté autiste ressort beaucoup plus que la normale puisque je redeviens moi-même et ça devient compliqué.

Qu’est-ce que tu appelles ton côté autiste ?

Au quotidien, on fait ce qu'on appelle du camouflage social. Moi j'ai passé ma vie à me camoufler et faire semblant de fonctionner comme les autres. Sauf que la réalité, c'est que je fonctionne pas du tout comme les autres.

Typiquement, j'ai besoin d'informations extrêmement claires. J'ai besoin d'un cadre strict. On ne peut pas me dire “ce truc bleu” alors que c'est vert. Non. Ne me dis pas que c'est bleu alors que c'est vert. Moi je vais bloquer sur des petites choses comme ça. 

Je bloque régulièrement sur un petit détail aussi. Les gens disent “un espèce de langage”. Je me retiens de leur dire “non mais s'il vous plaît, c'est féminin, c'est une espèce de langage”. Et je suis là, je lutte alors qu’on est en pleine réunion. Je lutte pour ne pas soulever le truc, pour pas dire “s’il vous plaît faites attention, parce que ça n’a plus de sens”. Je bloque plus facilement sur ces choses-là quand je suis fatiguée.

Je vais avoir moins de capacités pour me restreindre et accepter. Par exemple, les réunions qui ne servent à rien. Les Français sont les pros pour les réunions qui ne servent à rien. C’est compliqué parce que j'ai énormément de mal à me concentrer sur le langage parlé, en fait. Ça m'oblige à gérer trop d'informations : le type de langage utilisé, la personne qui est en train de parler, son langage corporel, son intonation… Je vais analyser tellement de choses en même temps que j’oublie d’écouter ce qu’elle raconte.

En tant qu’UX designer, si je pouvais faire qu’une seule chose pour toi, ce serait quoi ?

Sur les sites, quand on me demande comment je veux les contacter, ben je ne sais pas ! C’est quoi le plus efficace ? Quel est le moment où tu vas me répondre ?

Si tu me dis “être rappelé”... ok, mais sous combien de temps ? Est-ce que je vais pouvoir aller au bout et dans quelles conditions ?

C'est bien de donner du choix, mais c'est mieux de savoir pourquoi on a le choix. Je pense que pour beaucoup de TSA, on va analyser en permanence tout ce qu’il se passe. Donc quand tu nous laisses un choix, il va falloir qu'on analyse le choix et qu’on prenne une décision. C'est parfois ultra compliqué. 

Si j'utilise WhatsApp, est-ce que j'ai aussi quelqu'un du service client ou est-ce que j'ai un bot ? Si je te demande de me rappeler, tu vas le faire ? Quand, à quelle heure ? Où et comment ? Si je t'envoie un mail, quel est ton temps de réaction ? Quelle adresse mail faut-il que je mette ? C'est juste insupportable.

Les neuroatypiques vont finir par comprendre, mais c'est une charge mentale pour nous. Donc si les infos ne sont pas claires, c’est un enfer.

Le téléphone ne te pose pas de problème ?

J'aime pas discuter au téléphone. Mais quand j'ai juste à cliquer sur “être appelé” ça m'enlève tellement de charge avant…

Si on me demande d'appeler un service client, je ne le fais pas. Parce qu’appeler une personne, ça suppose un enchaînement d'actions qui vont être extrêmement problématiques. Il va falloir que je note le numéro de téléphone. Que je me pose la question de savoir “quel est le meilleur moment pour appeler”. Que je décide d'appeler à ce moment-là. 

Chez les neuroatypiques, il y a les déficits de la fonction exécutive qui arrivent à ce moment-là. Ça fait partie des choses que les autistes ont en commun avec les TDAH (Trouble Déficit de l’Attention avec ou sans Hyperactivité). Passer un coup de fil, c'est un enfer. Est ce qu'il faut prendre la décision de le faire ? Ça peut me prendre 3 à 4h pour me dire “Ok, c'est bon”. Donc en fait c'est tout un enchaînement de trucs qui fait que je ne passerai pas le coup de fil dans les 24h qui suivent. Il va me falloir du temps.

Quels liens existent entre le TSA et le TDAH ?

Il y a pas mal de liens entre le TSA et le TDAH. On a des symptômes croisés, parce que ce sont des troubles du neurodéveloppement. Par exemple, les difficultés de concentration, les difficultés de priorisation, les problèmes de fonctions exécutives. Tout ça, ça fait partie des choses qui se croisent. Je crois qu'on dit que y’a une chance sur 2 d’avoir un TDAH en plus d’avoir un TSA. Après on diagnostique pas forcément le TDAH quand on a déjà un TSA. Parce que bon… on va pas avoir la peste et le choléra non plus. Mais moi je me pose la question depuis un sacré bout de temps.

Le problème, c'est qu’il faut trouver les bonnes personnes qui vont arriver à différencier la partie TSA de la partie TDAH. En plus, il y a un vrai gros problème chez les TSA. Je ne sais pas si c’est le cas pour les TDAH. Mais on a des réactions complètement farfelues à beaucoup de médicaments. Je ne sais pas très bien pourquoi. J'ai lu quelques hypothèses, notamment le fait que les médicaments influent sur les neurones, et que nos neurones ne se connectent pas de la même façon que tout le monde.

C’est pour ça qu’on commence à beaucoup entendre qu'il ne faut pas donner des antidépresseurs aux personnes avec un TSA. Ça peut empirer les traits autistiques.

Autisme et société

Pourquoi les femmes autistes sont-elles moins diagnostiquées que les hommes ?

Il y a plusieurs raisons à ça et aujourd'hui on essaie de rattraper un peu les choses. La première, c'est qu’on a établi des critères de diagnostic à partir de ce qu’on savait de l’autisme. Et étrangement, ces connaissances concernaient une très grosse majorité de patients de sexe masculin. Donc on a des critères masculins qu'on va essayer d'appliquer aux femmes. Bon bah déjà ça, ça ne fonctionne pas.

Ensuite, il y a une deuxième chose. Dès la naissance, on pousse les petites filles à avoir un comportement social adapté. On va les pousser à jouer à la dînette. En fait, on les pousse à savoir recevoir quelqu'un. Parce que c'est jamais que ça la dînette ! C’est apprendre à “faire société” comme on disait à mon époque.

On a plein de choses comme ça qui ne concernent que les petites filles. Enfin, on l'a tous vécu. Tu vas à un goûter d'enfants, on va pardonner qu'un petit garçon ne dise pas bonjour de façon correcte. On ne le pardonnera pas à une petite fille. Donc en fait, on les oblige à s'adapter dès le départ – aux forceps parfois. Avec cette plus grande capacité d'adaptation sociale, elles vont camoufler bien plus facilement leurs difficultés que les garçons.

La difficulté pour la petite fille, c’est qu’on va l’épuiser. Quand elle dira “je suis fatiguée, je n’y arrive pas”, on la traitera de chochotte. Mais en fait, non, elle a plus de difficultés, et c’est pas parce que c’est une chochotte. C’est parce qu’elle a un handicap qu’elle cache. Et que vous, Messieurs, vous seriez incapables de cacher.

Quelles différences y’a-t-il entre un homme autiste et une femme autiste ?

Il y a des différences assez notables qui nous portent préjudice. Typiquement, on va considérer qu'une personne autiste sans déficience intellectuelle a un ton de voix monocorde. C’est un critère qui revient souvent. Beaucoup d'hommes autistes sont comme ça. Mais pas les femmes, parce qu’elles vont souvent adopter le ton de la personne face à elles.

On camoufle notre handicap pour fonctionner dans une société qui n'est pas faite pour nous. Du coup les gens se disent “t'as pas vraiment l'air autiste, ça doit pas être si grave que ça”. Ou alors “on a tous un peu des problèmes de communication”, ou “on est tous un peu fatigués”. Mais si tout le monde était comme ça, ça ne s'appellerait pas un handicap.

C'est là toute la difficulté, c'est que les gens ne perçoivent pas ce qu'il y a derrière. Je pense qu'ils ne peuvent pas. C'est même pas une question de vouloir minimiser, c'est pas de la méchanceté. Sans le vivre au quotidien, je pense que les gens ne peuvent pas savoir ce que ça représente.

On dit qu’il y a autant de formes d’autisme que de personnes autistes. Qu’en penses-tu ?

En fait, on dit ça parce qu’il y a des critères pour diagnostiquer l’autisme. C'est ce qu'on appelle la dyade autistique. Mais en fait, on a tellement de curseurs de sévérité dans les différents éléments qu’il est très peu probable de trouver deux autistes qui vont fonctionner de la même manière. On ne peut pas faire de généralités.

Oui, on sait que les problèmes chez les personnes autistes, c’est la communication sociale, les caractères restreints et répétitifs des comportements. Pas de problème. Ça, ce sont des mots. Mais derrière, qu'est ce qu'on met ?

Typiquement, on peut être capable de communiquer parce qu'on a appris à communiquer, ça veut pas dire pour autant qu'on n’est pas autiste. On peut se retrouver face à une personne autiste qui est non verbale sans déficience intellectuelle. Il y a des autistes qui sont extrêmement intelligents mais qui sont incapables de s'exprimer oralement. On a des degrés de sévérité qui sont différents.
Par exemple, certains autistes vont être hypersensibles, d'autres vont être hyposensibles. Ça rend les choses tellement larges.

À plus ou moins grande échelle, certains vont camoufler mieux que d'autres. Mais on a des petites choses où on se dit “ah ouais, toi, tu es autiste toi…”. On se retrouve. Typiquement, une personne a du mal à soutenir un regard. Oui, on apprend à le faire. Mais moi j'ai énormément de mal à regarder dans les yeux quand je suis fatiguée. Faut pas me le demander.

Au quotidien, je regarde un autre élément du visage. Et après on me dit, “mais tu te rappelles de cette personne ?”. Je ne me rappelle pas des visages. Je ne les regarde pas. Moi, il faut que je me focalise sur un détail à un endroit et basta. Ce qui fait que si je recroise la personne deux jours plus tard, il est très probable que je ne la reconnaisse pas. Et pourtant, au quotidien, les gens vont dire que “non Véronique n'a aucun problème à regarder dans les yeux”. Mais quelle énergie ça me demande ?

Est-ce que les traits autistiques évoluent au cours d’une vie ?

Ce n’est pas tant les traits que notre capacité à camoufler. On va apprendre aux enfants à se comporter comme il faut, on va leur dire comment on fait en société. Si tu reviens 10 ans plus tard, pour une bonne partie d'entre eux, je ne suis pas sûre que tu arrives encore à diagnostiquer l’autisme sans une bonne connaissance des choses. Parce qu’on apprend tellement à camoufler les choses qu'on finit par passer inaperçu.

Quand je suis arrivée chez onepoint, j'avais expliqué à mon équipe que j'étais autiste. On leur avait expliqué comment je fonctionne. Mais le problème avec l'autisme, c’est que c'est un handicap invisible. Et comme moi, je camoufle plutôt bien, au bout d'un moment ils avaient pas mal oublié que j'étais autiste. 

Et puis il y a eu un jour où j'ai fait une attaque de panique phénoménale. J'étais tellement épuisée par cette attaque de panique, que j'étais incapable de camoufler quoi que ce soit. Donc ils m'ont vue telle que je suis censée être en fait. Ce jour-là ils m'ont dit “c'est ahurissant parce que pour nous il y a deux personnes différentes”. Il y a d'un côté Véronique au quotidien, où on ne se douterait pas un quart de seconde du problème. Et de l'autre, il y a le côté autiste. Pour eux, c'était vraiment Dr Jekyll et Mr Hyde.

Tu n’es jamais vraiment toi-même avec les autres ?

Non, jamais. Moi je fais partie d'une génération que j'ai tendance à appeler la génération sacrifiée. Comme à notre époque on ne parlait pas d'autisme sans déficience intellectuelle, il était absolument hors de question de le diagnostiquer. Donc je fais partie de ces gens qui camouflent, y compris en famille. J'ai été formatée pour me planquer derrière un masque.

Est-ce qu’il y a différents types d’autisme ?

Aujourd'hui on ne parle que de Trouble du Spectre Autistique et on y associe 3 niveaux de sévérité : léger, modéré et grave ou lourd.

Un autisme léger, ça veut dire qu’on arrive à vivre à peu près normalement au quotidien. Nos traits ne sont pas suffisamment marqués pour se dire qu’on peut pas du tout fonctionner ou qu’on n'est pas du tout adaptés à la vie en société. On peut vivre dans la société même si elle ne veut pas forcément de nous. La question c’est vraiment “quel est ton niveau de traits autistiques ?”.

Tu passes beaucoup de temps à essayer de comprendre les neurotypiques. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Je ne sais pas si les autres sont comme moi. Mais quand je croise une personne, je ne sais pas comment m'adresser à elle, je ne sais pas quelle communication je dois adopter. Je ne sais pas ce qu'elle attend de moi, ce qui m'a souvent valu quelques déconvenues. Et j'ai parfois blessé des gens sans le vouloir.

J'ai besoin d'essayer de comprendre ce qu'il y a derrière certaines expressions. Des gens que tu as vu deux fois et qui te disent “on est amis”, je ne comprends pas. Donc j’essaye de comprendre le fonctionnement de l'être humain parce que moi ça me dépasse carrément.

Il y a plein de critères que je ne vois pas. Je pense que tu peux interroger 90% des autistes, ils te répondront la même chose. On m'a souvent dit “t'arrêtes pas de draguer le serveur”. Mais j'étais pas en train de le draguer ! Et on me dit “ah bah si, t'avais tous les codes de la drague !”. Alors que moi j'en avais pas la moindre foutue idée. Et l'inverse peut être vrai également. On me dit “mais tu vois pas qu’il te drague ?”. Et moi je pensais qu'il m'avait demandé mon numéro parce qu’il avait besoin d'une info, que c'était une question pratique.

Handicap et validisme

Est-ce que tu es confrontée au validisme ?

On parle souvent de validisme et j'ai toujours du mal à savoir ce qu’on met derrière. Est-ce que c’est quand tu dis à un collègue “je suis épuisée aujourd’hui” ou “il y avait trop de bruit”, et qu’on te répond “moi aussi je suis fatigué” ? Est-ce que c’est ça, du validisme ? J’en sais rien. Je ne pige pas bien ce que ça recouvre, ni où ça nous mène. C’est peut-être parce que je suis plus âgée.

Les sociétés sont faites pour la norme

On rêverait tous d’une société qui prend le handicap en compte. Mais la réalité, c’est que les sociétés sont basées sur des normes. On n’a pas le choix. Pour que ça fonctionne pour le plus grand nombre, il faut bien poser une base. Oui, la société doit faire mieux pour intégrer les personnes handicapées. Mais je pense aussi que les personnes handicapées ont du travail à faire. Ça ne peut marcher que si l’effort vient des deux côtés.

Quand le mot validisme me met mal à l’aise

Quand on me parle de validisme, j’ai souvent un petit drapeau rouge qui se lève. Je me dis : “OK, là on est sur du militantisme pur.” Du genre à vouloir que le handicap soit reconnu à tout prix. Et ça me gêne. Mais c’est ma vision.

Une vie marquée par le handicap

Le handicap, je connais depuis toujours. Ma sœur jumelle, qui est décédée, avait un handicap physique très lourd. Elle vivait avec seulement la moitié de son cœur.
Toute notre vie, on l’a passée à essayer de la faire survivre. Et j’ai vu le regard des autres. À cause de ses cicatrices, de sa peau bleue… Les gens la traitaient comme si elle était monstrueuse. Et elle, c’était visible. Alors je me dis : comment ils traitent ceux dont le handicap ne se voit pas ?

Ce n’est pas une question de validisme

Pour moi, ce n’est pas une histoire de validisme. C’est juste une question de bienveillance. Acceptez l’autre. Même si vous ne comprenez pas sa différence, acceptez juste qu’elle existe. Tout le monde ne rentre pas dans le même moule — et c’est très bien comme ça.

Et si vous êtes différent·e, acceptez que les autres puissent poser des questions. Ma sœur avait des cicatrices. Des gens lui demandaient ce que c’était. Elle répondait sans problème. Mais ceux qui la regardaient avec dégoût… non, ça ne se fait pas.

Ne rien faire vaut parfois mieux que mal faire

Parfois, il vaut mieux aucune réaction qu’une mauvaise. Je te donne deux exemples. Quand je fais une attaque de panique, ça se voit. Je suis incapable de parler, je bégaie comme une folle.
Une fois, j’étais dans un magasin avec ma sœur. Elle s’absente 30 secondes. Un ballon éclate. Je pars direct en crise. Ce n’est la faute de personne, ce n’est pas grave. Mais une personne a paniqué et m’a attrapée, pensant bien faire. Elle a empiré les choses. Elle ne savait pas, d’accord. Mais elle aurait pu juste se dire “la personne ne va pas bien, elle ne meurt pas non plus”. Les gens veulent agir à tout prix. Certains le font avec bienveillance. D’autres comme des brutes. Moi, dans ces moments-là, je préfère l’indifférence. Qu’on me dise : “Prenez votre temps. Si vous avez besoin, faites signe. Sinon, prenez juste le temps.”

Normaliser l’agacement face à des situations difficiles

C’est ça qui me fait dire que le problème, c’est la société. À force de dire aux gens “vous devez être inclusif”, on les pousse à agir — même quand il ne faut pas.

Une fois, j’ai vu une maman à la caisse avec un enfant clairement handicapé. Il hurlait, il n’arrivait pas à gérer. C’était sûrement de l’autisme, mais peu importe. Oui, c’était chiant. Pour elle, pour tout le monde. Mais on devrait pouvoir dire ça : “oui, c’est chiant.” Et ce n’est pas grave.

Cette mère essayait de gérer. Vous voulez l’aider ? On s’en fiche de sa carte de priorité. Laissez-la passer. Ce jour-là, les gens se sont ligués contre elle. Elle pleurait. Et même si l’enfant n’avait pas de handicap, s’il était juste malade ou avait mal dormi, cette mère était à bout. Il y a des enfants mal élevés, oui. Mais ce jour-là, ce n’était pas ça le sujet. Le sujet, c’est qu’il y avait un problème. Handicap ou pas.

Tout le monde peut avoir besoin de compassion

On peut tous, un jour, se retrouver dans une situation où ça ne va pas. Ma sœur, en ce moment, elle fait des crises d’angoisse. Elle n’est pas handicapée. Mais si elle s’effondre dans une queue et qu’on lui dit “vous avez une carte prioritaire ?” — là, il y a un vrai souci. Oui, les cartes de priorité, ça aide. J’en ai une, et tant mieux. Mais parfois, il y a des gens plus en galère que moi.

Que faut-il éviter de faire quand on souhaite aider une personne handicapée ?

Il y a des gens qui imposent leur aide, moi j'appelle ça le syndrome Amélie Poulain. Et Dieu sait que je déteste ce film parce qu’elle veut rendre les gens heureux malgré eux.

Alors j'aime pas non plus les gens qui disent “Oui ben vous comprenez il a agrippé mon fauteuil roulant pour me pousser”. Oui, c'est complètement idiot de faire ça. Mais bon le mec il a pas voulu faire de mal. Dis-lui gentiment et ça va bien se passer. On est capable de communiquer, on a le droit de le dire, on n'est pas obligé de s'énerver contre le mec.

Sur les réseaux sociaux, y’a des gens qui disent “est-ce que je vous ai demandé de l'aide ? Non. Alors pourquoi vous me la proposez ?”. Parce que ça s'appelle le respect en fait, et être ouvert aux autres.

C'est ce que j’aime pas dans cette histoire de validisme. On parle d'inclusion mais on ne fait pas mieux de l’autre côté.

J’ai remarqué qu’il y a une grande différence de perception sur ce sujet entre les jeunes et moins jeunes, y compris chez les personnes handicapées.

Quand je discute avec mes nièces de certains sujets, y’a un côté très militant. Dans ma génération, beaucoup moins. On a peut-être un peu plus de résilience sur certaines choses. Mais je pense que parfois, on était trop résilients. Et eux, ils sont peut-être parfois trop en colère et trop militants. Il y a un juste milieu à trouver. Parce que la colère mène à la haine…

Je suis quelqu'un de profondément en colère. Les gens m'énervent, j'ai énormément de mal à les comprendre et plus je vieillis, plus je me dis ”c'est juste pas possible de partager la même humanité que ces personnes-là”. Mais j'ai pas envie que cette colère dirige ma façon de voir les autres.

Quand on aura compris qu'une norme permet juste d'exclure les gens, de voir ce qui gravite au plus près de la norme, je crois qu'on on aura fait une avancée.