Troubles psychiques et UX – avec Diane Havlicek
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Conversation avec une développeuse bipolaire sur l'inclusion des personnes avec un handicap psychique
Le handicap psychique impacte la perception, la pensée, les émotions ou les comportements. Il peut inclure des troubles comme la bipolarité, la schizophrénie, la dépression sévère ou les troubles anxieux.
Pour en savoir plus, j’ai discuté avec Diane Havlicek, une développeuse backend que j’ai rencontrée à Touraine Tech après son talk sur la neurodiversité dans la tech. J’ai tout de suite été marquée par son choix de mots précis, à la fois attentif et légèrement provocateur.
Diane m’a partagé son vécu : l’impact de son anxiété et du regret dans ses expériences en ligne, ce qui rend une interface plus ou moins adaptée, et comment le design peut mieux prendre en compte ses besoins d’utilisatrice avec un trouble bipolaire et un trouble anxieux.
Elle m’a aussi confié son regard sur la diversité en entreprise. Pour elle, la diversité est une richesse, mais elle ne doit pas se limiter à des quotas ou du tokenisme. Ce qui compte, c’est de rechercher des compétences et des points de vue variés, plutôt que de se focaliser uniquement sur les identités. Elle défend un recrutement plus inclusif et juste, qui élargit les opportunités sans tomber dans des logiques de discrimination inversée.
Trouble bipolaire et normes sociales : entre reconnaissance et incompréhensions
Comment décrirais-tu le trouble bipolaire ?
L'idée reçue qu'on a généralement, c'est que ce sont des personnes lunatiques, très souvent en colère, qui changent d'avis comme de chemise, etc. La réalité, c'est qu'en fait, ce sont souvent des personnes qui ont une dépression. Mais en plus de la dépression, elles ont un épisode qu'on appelle maniaque, qui dure de quelques semaines à quelques mois avec une humeur beaucoup plus haute que la normale. Ce qu’on appelle une humeur haute n’est pas forcément de l'euphorie. C'est surtout une démultiplication des envies, des idées qui vont extrêmement vite, et ça peut être aussi de l'irritabilité. Dans les troubles bipolaires les plus communs, les phases hautes durent assez longtemps.
Est-ce qu’il y a plusieurs formes de troubles bipolaires ?
Il y a des sous-typologies comme la cyclothymie où les phases sont raccourcies et plus proches. Il y a aussi des gens qui ne sont pas affectés par le trouble bipolaire mais qui ont des humeurs cyclothymiques. Les typologies sont complexes, et on ne se rend pas forcément compte qu’il y a des besoins similaires entre les atypies psy.
Moi, par exemple, je suis aussi une personne extrêmement anxieuse et ça me pourrit la vie. C'est ça qui est mon plus gros handicap et ça n’a rien à voir avec mon trouble bipolaire. Même si on sait qu’avec la bipolarité, il y a souvent des comorbidités.
Comment différencies-tu les notions de maladie, d’atypie et de handicap ?
Alors pour moi, la différence, c'est une question de point de vue parce qu'en fait, on parle toujours de la même chose. Quand je dis “je suis bipolaire”, on peut dire, “je suis atypique”, ou bien “je suis handicapée”, ou “je suis malade”. Ça dépend juste du point de vue duquel on se place.
Si on se place d'un point de vue clinique, je suis malade parce que je ne suis pas une personne qui fonctionne avec un corps sain, j'ai une maladie.
Du point de vue du travail ou de la vie personnelle, j'ai un handicap parce que j'ai des difficultés à accomplir certaines choses.
Du point de vue social, globalement, j'ai une différence parce que je ne suis pas comme tout le monde. Je suis différente. Cette différence-là, on peut dire que c'est une atypie, quelque chose de pas commun.
Le diagnostic médical est-il indispensable ou la reconnaissance sociale et personnelle peut-elle suffire ?
Il n’y a pas de handicap qui existe aux yeux de l'administration sans diagnostic médical. Mais se diagnostiquer, ça prend énormément de temps pour la plupart des troubles psychiques. Les psychiatres ne sont pas les médecins les plus disponibles, donc il y a beaucoup d’errance médicale. Moi j’ai consulté des psychiatres bien avant d'être diagnostiquée bipolaire. Mes premiers troubles dépressifs sont apparus dès l'adolescence. J’avais conscience que quelque chose n’était pas normal. Mais ça a quand même pris 9 ans avant d’avoir ce diagnostic.
Après, tu me demandes si le diagnostic est indispensable… ça dépend de ce qu'on cherche à faire. Le diagnostic et la reconnaissance par autrui, c'est très important. Il y a beaucoup de gens qui se disent autistes ou TDA/H. J’aime bien que ce soit reconnu par quelqu’un d’autre qui puisse le confirmer. Sinon ça pourrait être de l’hypocondrie, l’exagération des symptômes.
Cela étant, moi j'avais eu des dépressions avant mon diagnostic de trouble bipolaire et c'était pénalisant que les gens me considèrent comme quelqu'un de parfaitement valide. Donc mon diagnostic, je l’ai vécu comme un soulagement. Ça me donnait accès à une légitimité pour dire que j'allais mal. Et puis ce diagnostic est important parce qu’il débloque des choses du point de vue administratif notamment.
Mais j'aimerais qu'on reconnaisse aussi qu’il puisse y avoir une suspicion de quelque chose. La suspicion d’un trouble, c’est quelque chose de légitime. Il faut aussi suspecter le handicap chez des gens qui sont a priori sains. Une personne qui se pense valide peut avoir un handicap qu’elle ignore. C’est très courant, donc oui, il faut prendre en compte la possibilité d’un handicap chez tout le monde.
Ton diagnostic tardif a-t-il joué un rôle dans la façon dont tu as reconnu ta transidentité ?
Effectivement, j’ai très tardivement reconnu le fait d’être trans. Ça ne date que de 2 ou 3 ans. Étant bipolaire, on est sujet à des phases d'euphorie et de dépression. J’ai eu des errances de reconnaissance de moi-même à cause de ma maladie. Les pensées étaient chaotiques, les envies fluctuantes. Affirmer son identité intérieure devient beaucoup plus complexe dans ces cas-là. Par contre, mon coming out gay s’est fait quand j’avais 18 ans. Les choses étaient claires pour moi, je faisais partie des gens pour qui c’était pas très confus.

Après ton parcours d’errance médicale et de questionnements identitaires, comment perçois-tu les systèmes qui définissent et catégorisent les individus ?
On remet en cause énormément de choses avec nos étiquettes et nos redéfinitions du genre. On s'aperçoit qu'il y a des systèmes entiers qui reposent sur cette binarité, comme la sécurité sociale. Même les labels d’orientation de la sexualité, comme “gay”, “lesbienne” ou “hétéro” ne capturent pas la réalité de ce que vivent les personnes non-binaires et leur conjoints. Ça vient remettre en cause un système. On peut se rassurer sur le fait qu’il y a 50 ou 100 ans, c'était pire. On se repose toujours sur ce qu’ont fait nos ancêtres avant nous et ce qu'ils nous ont légué de bien ou de mal. Et puis on fait avec ce qu'on a en fait.
Comment penses-tu qu'on perçoit le handicap spécifiquement ?
Il y a beaucoup de personnes qui, quand elles s'imaginent handicapées, se disent “ah bah moi, si ça avait été mon cas, j'aurais préféré mourir”. Mais en fait, combien de gens, arrivés à 70 ans se tirent vraiment une balle ? Heureusement, pas tant que ça. Parce qu’ils ont plein de belles choses à vivre et même s'ils ne sont plus aussi valides qu'à 30 ans, c'est pas grave. Être handicapé, c'est pas une vie nécessairement de souffrance et c'est pas une vie inutile non plus. C'est ce qu’on est, on l'accepte.
A côté de ça, beaucoup de gens sont très en colère d'être handicapés parce qu'ils s'estiment lésés. Il n’y a absolument rien de juste dans le fait de naître handicapé. Et ça entraîne une certaine colère que certaines personnes arrivent à transcender en militantisme. C’est quand même une souffrance qu'on a et avec laquelle on doit faire. Il n’y a pas d'autre choix. Parce qu’il n’y a pas de bons côtés à être handicapé. Il y a une figure qui m’est insupportable d’ailleurs, c’est celle du super-héros handicapé qui développe des pouvoirs de compensation extraordinaires. Les fameux Rain Man, Daredevil…
J’ai l’impression que ces diagnostics peuvent faire l’effet d’un coming-out, où l’on n’est plus que cette étiquette pendant un temps. Comment le perçois-tu ?
Il faut savoir séparer son atypie de sa personnalité ou de son vécu. J’aurais aussi pu tout voir à travers le spectre de la bipolarité. Le côté excessif, rentre-dedans, franche du collier, assumée, etc. Même mon aisance à parler en public finalement. Dire des choses qui choquent la norme sociale et ne pas s’en sentir émue, ça peut être un trait de bipolarité. Mais je pense que c’est plus ma personnalité, parce que je ne vis pas mon côté excessif comme du handicap.

Ça peut sembler simple, mais en fait je ne sais pas qui j'aurais été si je n'avais pas été handicapée. Je peux comprendre que les frontières soient parfois floues pour certains et certaines. Cette distinction, cependant, aide à comprendre ce qui est pathologique, ce qui est difficile et doit être compensé, et ce qu'on peut accepter de son fonctionnement actuel.
Handicap et monde du travail : entre adaptation et affirmation
Est-ce qu’il faut révéler son diagnostic avant de commencer une nouvelle mission ?
Alors moi je suis team “on dit rien”, en tous cas à l'entretien d'embauche. On peut parler des besoins à la limite, pour sonder la culture de l’entreprise. Moi, par exemple, c’est très simple, j’ai besoin de télétravail. Ça va être quelque chose de très important pour moi. La boîte ne va pas forcément comprendre pourquoi je suis aussi intéressée par cette question, mais c'est pas grave. Je ne dis pas pourquoi ça m’intéresse parce que j'ai fait l'expérience de l'inverse et c'était désastreux. Je pense que c'est présupposer trop d'éducation sur le handicap chez les recruteurs qui n'en ont pas forcément sur ce sujet.
Au-delà du télétravail, quels aménagements en entreprise te semblent essentiels ?
Flexibilité sur les congés
Le plus gros besoin que j’ai, mais qui est assez compliqué pour les entreprises, c'est de pouvoir prendre un congé quand je veux. Je dois pouvoir dire, du jour au lendemain, que là je suis vraiment très mal et que je ne peux pas travailler. C'est lié à mon trouble bipolaire, aux variations de mon humeur. Mais il y a aussi la question de l’anxiété. Il y a des moments où j’ai des attaques de panique. Donc c'est un aménagement important. Mais il est quasi impossible à négocier, en tous cas au préalable. Donc je le communique quand je suis déjà dans la boîte. J’explique mon trouble, ce qui est bien de pouvoir faire… et ça passe ou ça casse. Et puis si ça casse, de toute façon, je peux toujours poser un arrêt maladie. Mais j'aime bien que ce soit des congés car ça me permet de ne pas dépendre de la validation de quelqu'un d'autre.
Peu de déplacements professionnels
Ce qui peut aussi me faciliter la vie c’est d’avoir moins de déplacements professionnels, qu’ils soient moins fréquents. C’est très anxiogène pour moi. J’ai horreur des transports en commun. Le regard des autres sur moi, être avec des inconnus pendant une demi-heure sans jamais avoir quoi que ce soit à dire… J’ai toutes sortes de questions stupides qui me passent par la tête… Est-ce que je pue ? Est-ce que je suis suffisamment présentable ?
Une culture d'entreprise inclusive
Mais en fait ce dont j’ai besoin, c’est pas forcément des aménagements au sens pur et dur du terme. C’est plus une culture d’entreprise tournée vers l’inclusion. Ça passe par plein de choses, notamment la prise en compte des différentes religions, des régimes alimentaires. Par exemple, s’il y a une cantine, est-ce qu’on peut me proposer des repas végétariens ? Ce sont des questions qui vont me toucher directement. Mais indirectement, ça va aussi prouver la culture de l’entreprise sur l’acceptation de la différence et à se soucier des différences individuelles. On ne peut pas se contenter de faire les mêmes règles pour tout le monde.
Pour toi, qu’est-ce qu’un recrutement à la fois safe et équitable ?
Éviter les marqueurs culturels
Alors je place pas la barre très haut, je t’avoue très franchement. Un recrutement safe, c’est déjà un recrutement où il n’y a pas de questions autour de marqueurs culturels. Par exemple, c’est un entretien où on ne me demande pas si je joue aux jeux vidéos, si je fais du foot ou si j’ai des projets en dehors de mon travail. Je préfère qu’il y ait le moins de questions personnelles possibles en fait. Parce qu’il y a de très fortes chances que quelqu'un qui me ressemble physiquement, c'est-à-dire un homme blanc d'âge moyen, ne soit pas du tout de la même culture que moi. Donc si on commence à essayer de trouver une affinité sur ces questions, il y a des chances que ça ne marche pas et qu’on me rejette pour des questions discriminatoires.
D'ailleurs, j'ai vécu ce besoin de correspondance culturelle comme un motif de discrimination. J'ai suivi une procédure de recrutement dans une boîte, où j'avais passé les entretiens techniques, tout allait bien. Et l’une des étapes, c’était un déjeuner avec l’équipe. Sauf qu’on était en pleine période COVID, donc on faisait avec les moyens du bord. Finalement, c’était une réunion en visio et pas un déjeuner. Les gens se présentent les uns après les autres jusqu’à une personne que je ne connaissais pas. Donc j'ai dit “bonjour, vous êtes qui ?”. Et en fait, c’était le CEO de la boîte. Il n’a pas accepté que je pose cette question. L’entretien est très vite parti en cacahuète. J’ai été stressée et anxieuse après ça. On m’a dit que j’avais remonté des choses négatives et donc je n’ai pas été prise pour cette raison-là. Ça paraît drôle hein, mais moi je trouve ça absolument dramatique. Je suis une personne compétente, qui fait le job, mais je peux être jetée pour des raisons qu'ils expliquent comme culturelles, et ça c’est affreux. En fait, cette entreprise, ce qu’elle veut c’est attirer des gens positivistes, des hommes blancs, classiques, cis. Donc finalement, je l’ai peut-être échappé belle.
Bien choisir la dernière étape
Pour moi, un recrutement safe se termine par l’entretien technique. Si on a déterminé que les attentes techniques de la personne correspondent aux besoins de l’entreprise, on peut négocier le salaire à la limite, mais ça doit s’arrêter là. En tous cas pour des postes d’exécutants. Et quand je parle de compétences, je ne parle pas que de connaissances techniques, mais aussi de capacités de communication… Les test psycho ou sociaux sont pour moi hors cadre. La relation de travail c'est un contrat d'échange, entre du temps, des compétences et de l'argent. Je ne suis pas a priori là pour être la meilleure amie de tout le monde.
Quelles incompréhensions subsistent à propos de tes besoins ?
Quand on parle de handicap, les gens s’imaginent qu'on a besoin de moins travailler, de travailler plus lentement, ou qu’on nous explique mieux les choses. Moi j'ai l'impression d’avoir travaillé dans plein d'entreprises sans donner mon diagnostic et où on m’a dit que je faisais du super travail. J’ai pas l’impression d'être plus lente, d'avoir besoin d’être plus accompagnée ou quoi que ce soit. On pense souvent, à tort, qu’on va être moins performant, alors qu’en fait on est moins performant seulement s’il y a un défaut d’accessibilité.
Troubles psychiques et UX : entre contrôle et sérénité
En tant qu’utilisatrice bipolaire avec un trouble anxieux, quels sont tes besoins sur un service numérique ?
Un ton de voix neutre
J'ai plusieurs choses qui me mettent en difficulté, par exemple la violence des messages. Je l'ai vécu énormément sur les réseaux sociaux, donc je m'en suis coupée parce que c'était trop violent, c'était trop anxiogène. Ça peut être perçu différemment selon les personnes. Pour moi, ça peut juste être un “attention” écrit un peu trop gros, ou alors un texte qui fait semblant que je vais faire une grosse erreur alors que ce n'est pas forcément le cas. Non, c’est peut-être tout simplement ce que j’ai envie de faire.
Permettre le retour arrière
Il y a aussi une notion de regret. Je regrette d’avoir posté quelque chose que je ne pensais pas par exemple. Des regrets très profonds parfois. Ça peut aussi se passer sur des interfaces d’e-commerce où je ne peux pas annuler ce que je viens de faire, comme un achat. J’ai besoin de pouvoir revenir sur mes choix.
Dans les services numériques, il y a parfois une danger zone où on te dit “attention, attention, si tu cliques ici, c’est irréversible, tu vas tout supprimer”. Ce sont des messages un peu perturbants qui me parasitent. J’ai juste besoin qu’on m’explique simplement les choses et qu’on me permette de revenir en arrière pendant une période raisonnable. Je te donne un exemple.
Si je veux supprimer un compte, on a deux choix. Soit on me met un gros bouton rouge en me disant “attention, vous allez supprimer votre compte, est-ce que vous êtes sûr de vouloir le faire, etc”. L’autre option, c’est de te laisser supprimer ton compte. On t’envoie un mail de confirmation en te disant “vous avez une semaine pour vous rétracter”. Si on a besoin, on le fait et puis voilà. Je préfère largement cette solution. Après, ça peut dépendre des gens, des services etc. Moi, je pense que j’ai besoin de 2 ou 3 jours de flexibilité comme ça.
En tant qu’UX designer, si je ne pouvais faire qu’une seule chose pour toi, ce serait quoi ?
Pour moi, ce serait de ne pas me noyer dans le texte. J’ai une fenêtre d'attention relativement courte. J’ai besoin d’avoir accès à des résumés de l’information et la possibilité d’explorer plus en détails s’il le faut. Je pense que ça peut être lié à mes troubles, ou peut-être à mes médicaments. Mais ça peut être difficile de se concentrer.
Une autre chose aussi qui me met en difficulté ce sont les trucs qui apparaissent tout seul. C’est particulièrement embêtant. Ou un site qui fait du bruit, moi je ferme ça immédiatement.
Y'a-t-il d'autres éléments auxquels les designers doivent faire attention pour les personnes avec un handicap psychique ?
Ça ne me concerne pas, mais il faut aussi penser que des personnes qui ont mon trouble peuvent être sous curatelle ou tutelle.
Ces personnes n'ont pas accès à une carte bancaire et peuvent être amenées à demander à ce qu'on fasse des démarches pour elles et eux.
Quand on design un site web, il faut du coup se demander si l'utilisateur du site est bien la personne finale, et si possible, limiter les besoins de carte bancaires quand on peut proposer des services gratuits.
Diversité en entreprise : au-delà du tokenisme
Quels sont, selon toi, les bénéfices d’avoir une équipe diverse ?
Ces mérites sont réels mais il y a des endroits où c’est plus intéressant qu’ailleurs. Par exemple, je pense qu’une équipe de management diverse, ça a beaucoup plus d’impact, de poids que sur une équipe purement exécutante. Parce que ce sont les managers qui vont impulser les nouvelles idées le plus souvent. Ce sont les managers qui ont un impact sur la direction produit, la direction de l’entreprise. Et par ailleurs, c’est souvent aux positions de privilège qu’on observe le plus d’uniformité culturelle, c’est l’accès à ces postes-là qui pose le plus de difficultés aux personnes issues de minorités.
Après on peut s’interroger. Par exemple, est-ce que recruter des femmes dans l’équipe de développement va foncièrement booster sa performance ? Je pense que c’est un devoir éthique de laisser sa chance aux candidats et candidates. Mais je me méfie un peu de ce côté diversité. C’est une très belle ambition, mais elle ne doit pas se situer dans le recrutement pour moi.
Je n’ai pas envie que ça se termine en interview d’une femme développeuse à qui on demande “alors c’est quoi pour vous d’être une femme développeuse ?”. Ou alors de refuser parce que finalement, on se rend compte que c’est un homme transgenre. Du coup, il ne s’agirait plus de compétences, de ce qu’iel peut apporter à l’entreprise mais de tokenisme. C’est le problème à éviter.
Comment éviter que la diversité devienne une question de “tokenisme” ?
Chercher avant tout la compétence
Dans une entreprise, il faut avant tout chercher des personnes compétentes. La personne compétente et la personne issue de minorité, ça peut être la même. Il y a aussi la question de la source. C’est-à-dire qu’on peut se demander où on va chercher ces personnes compétentes. Par exemple, on sait que dans certaines écoles ou certains évènements il y a plus de personnes issues de minorités. Et bien ça peut être intéressant, en tant qu’entreprise, de sponsoriser ou au moins être présente à ces évènements. Ça participe à se rendre visible auprès de ces communautés. Ça prouve quelque chose sur la politique de l’entreprise.
Pour moi, il faut choisir les personnes les plus qualifiées au sein de la communauté qui t’apportera le plus de choses. Et encore une fois, quand je dis compétences, je dis ça au sens large. Ça peut être de savoir communiquer, de savoir vulgariser des sujets techniques. Pour nous, les développeurs, c’est extrêmement important. Je m’aperçois que j’ai beaucoup de collègues qui ne savent pas faire ça.
Il y a aussi la question de l’empathie. Par exemple, est-ce que j’ai bien compris le besoin de ce client et ce qu’il va se passer si je ne priorise pas bien les sujets ?
Favoriser la diversité de points de vue et de compétences plutôt que d'identité
Du point de vue de l'entreprise, la diversité d'identité n'est pas la vraie richesse. La vraie richesse, c'est la diversité de points de vue et de compétences. Ça peut s'évaluer en élargissant les critères de recrutement pour porter sur des éventails de compétence plus larges.

Du point de vue de l’éthique, il y a un vrai enjeu à attribuer des privilèges sur des critères transparents, dans un système de droit. Imagine qu'au lieu de diplômer au mérite, on diplôme aux quotas. Ou qu'on n’attribue pas de RSA sur critère de revenus, mais qu’on l'attribue sur critères d'identités. Je pense que du point de vue de la justice, ça pose un vrai problème d'inversion des valeurs pour lesquelles on se bat. On n’abolit plus le privilège, on l'inverse seulement. Et puis on ne l'assumerait pas dans l'offre. Imagine qu'on te dise "cherche développeur/développeuse racisé" ça serait absolument scandaleux.
Parce que les entreprises attribuent des privilèges, elles doivent renoncer à des critères subjectifs, comme ceux basés sur l'identité. Il est toujours possible de trier des candidatures valides sur d'autres critères éthiques. Je ne crois pas au mérite, mais pourquoi pas imaginer des critères socio-économiques, pour donner l'emploi en priorité aux personnes les plus défavorisées. En tout cas, je ne voudrais pas être dans une société qui donne un certain prix à certaines identités. C'est l'exact inverse de ce pour quoi on se bat.